vendredi 30 octobre 2015

La difficile marge de manœuvre de la France au Moyen-Orient



Afficher l'image d'origine Afficher l'image d'origine Le président français François Hollande au sommet des monarchies du Golfe à Riyad, le 5 mai 2015


"La France a-t-elle encore une politique arabe ?" "Est-elle passée, au Proche-Orient, d'une approche dite gaullo-mitterrandienne à une tentation néo-conservatrice ?" Que signifie le récent rapprochement avec les Etats du Golfe et notamment l'Arabie Saoudite ? Le débat public ne manque pas d'interrogations récurrentes sur le sujet, avec cependant plusieurs biais ou angles morts.

Un débat erroné

Le premier d'entre eux consiste à ne plus questionner les termes eux-mêmes, or ceux-ci posent problème. La "politique arabe", vocable datant des années 60, remis brièvement au goût du jour par Jacques Chirac lors d'un discours à l'Université du Caire en 1996, désigne-t-elle une politique par nature pro-arabe (ce dont on a longtemps accusé le Quai d'Orsay), ou bien une tentative pour définir une stratégie au sud et à l'est de la Méditerranée, qui n'exclue d'ailleurs pas la prise en compte de la diversité des situations nationales ? Que signifie encore une approche "gaullo-mitterrandienne", 25 ans après la fin de la guerre froide, outre la volonté louable de maintenir à l'échelle globale une vision française indépendante de l'allié américain (sans pour autant rompre avec lui), vision qui soit toujours universaliste et non réduite à la défense des seules valeurs occidentales ? Qu'appelle-t-on au juste "néo-conservatisme" en France ? Très loin de ses origines intellectuelles américaines, le terme désigne souvent à Paris, parfois un peu vite, un mélange d'atlantisme (qui existe depuis longtemps dans notre pays), d'occidentalisme, et d'interventionnisme militaire appliqué à une vision manichéenne de l'échiquier international, sur lequel  faudrait frapper d'abord les ennemis supposés consacrés, par solidarité avec des alliés supposés naturels.

Un deuxième biais consiste à aborder la politique française au Moyen-Orient comme la traduction d'un tel choix idéologique, plutôt que comme le résultat d'une marge de manœuvre en réalité fort étroite. Car la capacité française d'agir sur la région ne permet pas autre chose que des ajustements subtils, des compromis pragmatiques, des postures prudentes. Ce qui est certes déjà beaucoup. Mais quand bien même un décideur arrêterait-il une diplomatie délibérément idéologique dans un sens ou dans l'autre, la complexité de cette aire géographique le rattraperait rapidement pour le ramener à la réalité.

Perte de repères

Cette réalité, quelle est-elle ? Traditionnellement, la France entretenait des liens étroits avec le Liban (ancien mandat, et de tradition toujours francophone), ambigus et conflictuels mais teintés de connaissance mutuelle avec la Syrie (ancien mandat elle aussi), des liens de confiance plus personnels avec plusieurs chefs d'Etat arabes (en Egypte, en Arabie Saoudite, au Qatar et dans les Emirats, jadis avec Yasser Arafat...), tandis qu'hors du monde arabe, la relation restait traditionnellement méfiante avec Israël, entachée de contentieux lourds depuis les années 1980 avec l'Iran (guerre Irak-Iran, dossier libanais, attentats en France, litiges financiers...), et pervertie avec la Turquie par la question de l'adhésion à l'Union européenne. Les proximités arabes se sont trouvées bouleversées par la disparition physique ou politique des acteurs connus de longue date (comme Arafat, Hariri ou Moubarak), par les printemps arabes, les déceptions consécutives (avec la Syrie, sous Jacques Chirac puis Nicolas Sarkozy), et l'extrême complexification des enjeux, avec la montée en puissance d'acteurs non étatiques (Hezbollah, Al Qaida, Daech, Hamas...). Soit dit en passant, cet éloignement progressif ou cet estrangement, dirait-on en anglais, vaut aussi pour le Maghreb, où les jeux à multiples facettes de la situation algérienne, la mort de Hassan II au Maroc en 1999, plus récemment le renversement de Ben Ali à Tunis, ont changé la donne pour la diplomatie française. Plus encore, l'intervention militaire de 2011 en Libye, initialement saluée, est aujourd'hui portée au passif de la France (comme de ses alliés britanniques et américains), et sert d'argument à Moscou et Pékin pour s'opposer à tout règlement occidental de la crise syrienne.

Dans le même temps, les relations avec les Etats non arabes ne se sont pas améliorées. En dépit d'une courte lune de miel au début du mandat de Nicolas Sarkozy, la relation franco-israélienne s'est à nouveau dégradée après la crise de Gaza de 2010, pour se heurter ensuite régulièrement à la personnalité de Benjamin Netanyahu. Le dialogue avec l'Iran n'a naturellement pas bénéficié de l'intransigeance de Paris dans les négociations sur le dossier nucléaire, alors que Washington imposait finalement un accord. La question turque enfin, à peine remise de l'hostilité déclarée de Nicolas Sarkozy à l'adhésion d'Ankara à l'UE, s'est trouvée otage par la suite de la nouvelle posture d'Erdogan (devenu président en 2014), autoritariste en interne et ambigüe à l'international.

Que reste-t-il alors ? Un Moyen-Orient dont l'agenda politique est aujourd'hui dominé par l'expansion de l'Etat Islamique à partir de l'Irak et de la Syrie, devenus Etats effondrés (l'Irak l'était déjà depuis 2003) alors même que les abcès de fixations antérieurs ne sont pas réglés (les question palestinienne, la question kurde, la situation libanaise, les inégalités de développement, les conséquences des guerres américaines puis des printemps arabes...). Un Moyen-Orient en quête de stabilité,[1] où les acteurs étatiques régionaux ont perdu la main face aux groupes armés et aux clivages ethniques et religieux, où les Etats-Unis hésitent (on se souvient du recul de l'administration Obama face au choix de frapper le régime de Damas en 2013), où l'Europe reste absente (après les échec successifs du processus de Barcelone en 1995 puis de l'Union Pour la Méditerranée en 2008), où la Russie, soudain, se rêve à nouveau en puissance globale, poussant son avantage jusqu'à oser l'engagement militaire Syrie.

De quoi la politique moyen-orientale de la France est-elle le nom ?

Face à cette poudrière, que fait la France, et quelle lecture peut-on avoir de son action? Après la séquence difficile des printemps arabes (commencée par la situation tunisienne, qui a entraîné le changement du ministre français des Affaires étrangères), Paris semble plus proche aujourd'hui des acteurs conservateurs de la région, qui n'avaient pas caché leur opposition aux "printemps". Les nombreuses visites officielles au plus haut niveau dans les Etats du Golfe, des objectifs stratégiques en phase avec ceux de Riyad (sur la destitution de Bachar al-Assad, la méfiance à l'égard de l'accord iranien ou la situation au Yémen), des contrats commerciaux importants passés avec les Etats du Golfe ou financés par eux (l'achat d'avions Rafale par Le Caire - qui constitue par là même un soutien au régime d'Abdel Fattah al-Sissi, une aide militaire de 3 milliards de dollars à l'armée libanaise), semblent attester d'une ligne dont la cohérence est assumée, et qui privilégie la garantie de stabilité au moins à court terme, en dépit des critiques que cela ne manque pas de susciter.

Par ailleurs, la diplomatie française joint le geste à la parole, en assumant une posture interventionniste inverse à celle de Jacques Chirac sur l'Irak en 2003. En militant ouvertement pour des frappes contre le régime syrien en 2013, en engageant des moyens important contre Daech en Irak depuis 2014 (opération Chammal, mobilisation du porte avion Charles de Gaulle), en ouvrant la voie à des frappes sur le territoire syrien à l'automne 2015, Paris fait preuve du même volontarisme politico-militaire qu'en Afrique, au Mali et en Centrafrique, et avec le dispositif Barkhane.

Plusieurs de ces choix, on l'a dit, rencontrent ceux de l'Arabie Saoudite et de ses alliés émiratis ou koweïtiens. D'autres, comme l'intransigeance sur le dossier iranien, rencontrent nécessairement un écho favorable en Israël. D'autres encore, comme l'engagement militaire contre Daech, viennent soulager l'allié américain. Dans le même temps, le lien de la France avec le Qatar reste fort, même si la priorité, par rapport aux années Sarkozy, semble s'être recentrée sur le grand voisin saoudien. Comment interpréter alors cette posture ? 

L'hypothèse d'un alignement sur un axe Washington – Riyad – Tel Aviv ne résiste pas à l'analyse, ne serait-ce que parce que cet axe n'existe pas. On connaît l'état des relations entre Washington et Riyad d'une part, Washington et Tel Aviv de l'autre, toutes deux victimes entre autres de l'accord sur le nucléaire iranien, après des années de méfiance croissante. L'hypothèse plus idéologique d'un rapprochement français non pas "générique" avec les Etats-Unis et Israël, mais "partisan", avec les Faucons de chacun des deux pays, se heurte aux anomalies que constitueraient alors l'excellente relation de la France avec Riyad et Doha, ou encore les votes français à l'ONU en faveur de la Palestine (en 2011 pour l'intégration de cette dernière à l'UNESCO, en novembre 2012 pour son statut d'observateur non membre de l'ONU, en décembre 2014 en faveur de la résolution palestinienne sur le retrait israélien des Territoires occupés avant la fin 2017, en septembre 2015 pour autoriser les Palestiniens à faire flotter leur drapeau au siège de New York). L'hypothèse plus subtile encore d'un retour, par François Hollande, à une politique de type SFIO, beaucoup plus favorable à Israël sans pour autant s'aliéner les pays arabes, est plus crédible car plus nuancée, mais se heurte aux nombreuses recompositions récentes, qui ont fait voler en éclat l'affrontement binaire et simpliste entre d'un côté "les Arabes" et de l'autre Israël. 

La lecture par une Realpolitik mercantiliste, qui voit la France privilégier les acteurs à la fois très solvables et férus de stabilité régionale, paraît plus solide, à condition de ne pas la ramener à une seule affaire de signature de contrats. Certes, la politique étrangère développée par l'actuel exécutif depuis 2012 et exposée régulièrement par Laurent Fabius, ne fait pas mystère de l'importance à accorder à l'économie, considérée comme le nerf de la guerre dans une diplomatie moderne (d'où  le rattachement du commerce extérieur et du tourisme au quai d'Orsay, la création d'une direction des entreprises et de l'économie internationale, etc.). Et dans cette perspective, les contrats signés avec ou grâce au Golfe, importent. Mais c'est la concordance de cet horizon commercial avec l'objectif de stabilité qui fait désormais l'originalité des liens bilatéraux. La priorité donnée à un environnement stratégique plus stable sur son flanc sud  s'accommode par exemple de l'initiative égypto-saoudienne d'une force arabe commune.

Reste que les multiples contradictions régionales demeurent, qui rendent toute politique unidimensionnelle impossible.  Cette complexité n'est naturellement pas ignorée du quai d'Orsay, qui estime depuis plusieurs mois qu'une confrontation Riyad-Téhéran doublée d'une concurrence Riyad-Doha constitue l'une des toiles de fond de nombreuses tensions actuelles. On sait également que la question de savoir qui, du régime de Damas ou de l'Etat Islamique, doit être tenu premier responsable du chaos syrien, est particulièrement délicate pour maintenir les équilibres entre les différentes amitiés proche-orientales. De surcroît, ces amitiés ne doivent pas altérer l'alliance américaine, dont Paris ne veut pas se départir : même si l'épisode des "lignes rouges" syriennes de 2013 (lorsque Washington avait renoncé au dernier moment à frapper la Syrie en dépit de la volonté française) a laissé des traces profondes, on est conscient à Paris qu'aucune politique forte dans la région ne peut s'envisager seul, sans l'appui américain. 

La politique de la France au Moyen-Orient n'est ni aussi erratique ou improvisée qu'on le prétend parfois, ni aussi déterminée idéologiquement qu'on le soupçonne ailleurs. Elle demeure plus simplement contrainte par les paramètres d'une rencontre à haut risque entre une puissance moyenne à vocation globale, et une région en proie à un chaos que nul ne maîtrise, mais que tout le monde subit.

@charillon




[1] F. Charillon, A. Dieckhoff, Afrique du Nord Moyen-Orient : Logiques de chaos, dynamiques d'éclatement, La Documentation Française, Paris, 2015.