vendredi 19 décembre 2014

Guerres hybrides et processus décisionnels incertains



Editorial de la Lettre de l'IRSEM n°8-2014


Le débat sur les guerres dites hybrides, relancé en 2014 par l’action russe dans l’est de l’Ukraine, n’est pas nouveau pour la littérature de relations internationales ou de war studies. Mais le plus frappant aujourd’hui est sans doute l’interconnexion entre ce « brouillard de la guerre », et le brouillard des processus décisionnels étatiques qui y participent. Une mise en abîme en trois temps confond aujourd’hui l’observateur : 1- les acteurs et logiques des situations de conflit contemporaines sont multiples, 2- elles échappent aux Etats qui croyaient pouvoir les instrumentaliser, d’autant que 3- ces Etats eux-mêmes n’ont pas de processus décisionnel clairement identifiable, au moins depuis l’extérieur.

Dans son ouvrage classique New and old Wars (Cambridge, 2012, 3d ed.), Mary Kaldor insiste sur les contradictions des conflits nouveaux : intégration ou exclusion des sociétés dans la globalisation, homogénéisation et diversification des pratiques, universalisation et localisme des revendications, coexistent en effet dans des situations héritées de la fin de la guerre froide. Les objectifs de ces conflits sont désormais politiques, identitaires et symboliques, plutôt que territoriaux ou idéologiques comme dans le passé. Ces guerres sont menées suivant des techniques héritées à la fois de la guérilla et de la contre-insurrection, ce qui fait leur complexité : c’est le contrôle politique d’un territoire et de sa population qui fait foi, plutôt que sa possession ; c’est la multiplicité des acteurs (paramilitaires, seigneurs de guerre, gangs, forces de police, mercenaires et fraction détachées d’armées régulières) qui prime, plutôt que la qualité organisationnelle d’une seule force officielle ; enfin c’est l’interconnexion de l’économie de guerre avec la société mondiale qui s’impose, y compris dans ses aspects informels (flux financiers issus des diasporas, « prélèvements » sur l’aide humanitaire, soutien de gouvernements voisins, mais aussi trafics d’armes, de produits ou d’êtres humains, drogue…).

Franck Hoffman (Conflict in the XXIst Century: The Rise of Hybrid Wars, 2011) a également théorisé ce concept de guerre hybride, insistant davantage sur la rencontre entre ses dimensions publique et privées, étatiques et non étatiques, formelles et informelles. Qu’on invoque encore le « degenerate warfare » (Martin Shaw), les « vestiges » de la guerre (John Mueller) ou la guerre « post-moderne » (Chris Hables Gray), le phénomène est connu, et la phase 1 de notre problème (multiplication des acteurs et des logiques dans les conflits) est donc plutôt bien identifiée, sinon résolue, par la littérature consacrée. 

Mais une question essentielle demeure : ces logiques concurrentes que l’on peut observer, ces acteurs multiples qui interagissent, sont-ils mis en musique par des stratégies cohérentes ? C’est bien la question du pilote dans l’avion, du deus ex machina, de la manipulation ou au contraire de l’autonomisation de cette diversité, qui est posée. Pour être plus clair encore : la Russie de Vladimir Poutine a-t-elle une chance de maîtriser les acteurs et processus aujourd’hui déchaînés en Ukraine ? L’Iran domptera-t-il éternellement le levier Hezbollah, ou d’autres encore, au Proche-Orient ? Le Pakistan peut-il impunément instrumentaliser les Talibans et les confiner au seul théâtre afghan ? Ce dernier exemple augure déjà d’une réponse sceptique.
Là encore, les travaux sur les processus décisionnels comparés en matière d’action extérieure sont assez étoffés pour que l’on sache, depuis longtemps, que les multiples obstacles à une maîtrise parfaite de dynamiques aussi piégées rendent l’affaire quasiment impossible. Il y a toute chance qu’entre les biais de perception des décideurs (R. Jervis, Perceptions and misperceptions in international Politics, 1976), les affres bureaucratiques (compétition entre acteurs, conseillers, ministères, bureaux…) ou les perversités des modes opérationnels choisis (du leader solitaire qui perd de sa lucidité, au groupthink qui dégage des propositions consensuelles mais politiquement impraticables – voir A. Mintz, K. DeRouen, Understanding foreign policy decision making, 2010), l’Etat qui tenterait de manipuler le conflit hybride finisse par s’y perdre, et par faire sombrer la stabilité régionale voire internationale dans l’illusion de ses calculs.

Il se trouve, qui plus est, que les acteurs étatiques soupçonnés aujourd’hui de se livrer à un tel aventurisme sont souvent les plus opaques et les plus rétifs au décryptage. Laissons de côté l’étrange Corée du Nord, pour ne retenir que les trois acteurs déjà mentionnés (Iran, Pakistan ou même Russie). Sur ce dernier cas, les analyses actuelles des plus fins connaisseurs du sujet infirment largement le mythe d’un Poutine joueur d’échec implacable aux multiples coups d’avance, pour privilégier la double piste d’un cercle décisionnel de plus en plus restreint (on retrouverait alors le schéma de l’isolement et de la perte de lucidité dans la crispation autoritaire), et de tensions entre plusieurs types d’acteurs (acteurs économiques, de la sécurité au sens large – ou siloviki, les différents cercles proches du Kremlin…). Ce serait alors le risque de perte de contrôle plutôt que celui du « génie du mal », qui rendrait les guerres hybrides – celle d’Ukraine en l’occurrence – plus dangereuses encore (sur le cas russe, voir entre autres les articles réguliers de Jeffrey Mankoff ou Andrei Tsygankov, respectivement auteurs de Russian Foreign Policy: The Return of Great Power Politics, 2011, et Russia's Foreign Policy: Change and Continuity in National Identity, 2013).

Retenons de ces différents travaux l’hypothèse suivante : les guerres dites hybrides sont en partie incontrôlables du fait que la complexité des facteurs qui président à la conflictualité aujourd’hui n’est pas maîtrisable par ceux qui gardent pourtant l’illusion de la maîtriser, tentant de jouer sur des subtilités stratégiques ou sociologiques qui finiront en réalité par s’autonomiser. Dès lors, préviennent plusieurs auteurs, sanctionner la puissance d’Etat soupçonnée de nourrir ces processus n’est pas la seule clef de réponse aux guerres hybrides. Une autre clef consisterait selon eux à consacrer des efforts importants à consolider les sociétés victimes de ce type de guerre précisément sans tenir compte du fauteur de trouble. Il est difficile d’admettre telle quelle cette piste, sans voir immédiatement les risques qu’elle comporte à l’épreuve des faits. Mais les réflexions qu’elle provoque, et le sérieux des recherches empiriques qui y ont conduit, méritent incontestablement d’être pris en compte.

Frédéric Charillon, directeur de l’IRSEM

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