samedi 21 avril 2012

Sur le rôle des armées arabes - Champs de Mars n°23


 Champs de Mars n°23


 Les bouleversements politiques sans précédent que connait le monde arabe depuis un peu plus d’un an confirment la place et le rôle déterminants occupés par les armées dans cette partie du monde.
Ce numéro des Champs de Mars se propose d’approfondir la compréhension de cette problématique, en insistant particulièrement sur la relation qu’entretiennent les armées avec la construction nationale et l’institution étatique dans le monde arabe contemporain.
Une analyse transversale et croisée des concepts et paramètres précède une approche par pays, choisis comme autant de cas de figure emblématiques et particuliers de la problématique étudiée. Cette approche, qui est le fruit d’un travail collectif associant des experts confirmés du sujet et de la région, inclut un volet prospectif intégrant le contexte particulier des révolutions arabes et des changements politiques et stratégiques susceptibles d’en découler.

Sommaire

Avant-propos (Frédéric Charillon)
- Introduction : Esquisse d’une problématique (Flavien Bourrat)
- L’armée algérienne : un État dans l’État ? (Flavien Bourrat)
- L’armée égyptienne, ultime garant de la pérennité du régime (Tewfik Aclimandos)
- L’armée libanaise : une exception dans le paysage militaire arabe (Nayla Moussa)
- Rivalités et complémentarités au sein des forces armées : le facteur confessionnel en Syrie (Stéphane Valter)
- Le choix d’une démilitarisation brutale : le cas de l’armée irakienne Hélène Caylus
- État et armée aux Émirats arabes unis : les enjeux de la construction
d’une force militaire (Victor Gervais)
Varia :
Les militaires à l’heure du multilatéral : enquête sur le positionnement des officiers de l’École de guerre vis-à-vis du multilatéralisme (Marieke Louis)

Préface


Analyser les armées arabes dans une perspective sociopolitique répond à plusieurs nécessités. La première est naturellement dictée par l’actualité : les printemps arabes d’un côté, le drame syrien de l’autre, les rapports de force qui se redessinent ailleurs enfin (comme dans le Golfe), montrent le rôle tenu – ou non – par les forces armées dans des systèmes politiques en transition pour les uns, en crispation autoritaire pour d’autres. La deuxième nécessité était davantage structurelle, et c’est elle qui nous avait amenés, voici plusieurs mois, à souhaiter un tel numéro de la revue Champs de Mars consacré aux armées dans le monde arabe contemporain : il s’agit de palier à une lacune sérieuse en la matière. La France, par rapport à certains de ses grands partenaires internationaux, dispose de peu de travaux académiques sur ces sujets. Plus généralement enfin et au-delà de seul monde arabe, il est indispensable de retrouver une sociologie comparée du militaire, afin de mieux appréhender les grandes questions incontournables en la matière : qui sont les acteurs militaires aux différents niveaux de leur hiérarchie, comment sont fabriquées leurs élites, quelles relations entretiennent-elles avec le reste de la société, avec le système politique, avec leur interlocuteurs extérieurs ?... La liste de ces problématiques n’est naturellement pas exhaustive.
On ne peut donc que se réjouir de voir paraître sous la direction de Flavien Bourrat ce travail qui marque indéniablement un renouveau, d’autant qu’il rassemble pour l’occasion des experts confirmés et des jeunes chercheurs au talent déjà largement reconnu. Le défi était pourtant ardu : cette question de la place des armées dans le monde arabe comporte de multiples entrées, théoriques aussi bien qu’empiriques, ainsi qu’un enjeu prospectif majeur à un moment de l’histoire où toute conclusion risque d’être nécessairement provisoire. Sur le plan strictement militaire, nous avons à faire, et les auteurs le soulignent bien, à des acteurs largement différents d’un pays à l’autre. De l’exception libanaise à l’inconnue irakienne ou libyenne, en passant par l’évolution des piliers militaires que l’on trouve en Algérie, en Egypte, en Syrie, ou par la construction d’un acteur de type original dans les Emirats ou en Tunisie, l’équation prend des allures différentes, marquées tantôt par les problématiques prétorienne ici, multiculturelle là, rentière ailleurs.
Ces armées ont néanmoins plusieurs points communs. Citons-en simplement deux, par ordre chronologique. En premier lieu, et ce depuis plusieurs années, les adversaires que la « rue »[1] leur désigne ne sont plus à leur portée. l'Etat  hébreu, victorieux des guerres israélo-arabes passées, est désormais hors d’atteinte d’une quelconque parité stratégique, ce que nul acteur politique ne peut néanmoins admettre publiquement, situation qui produit naturellement son lot de malentendus, de frustration sociale  et de schizophrénie politique. Ensuite, ces armées se voient aujourd’hui rattrapées par l’épreuve de la transition politique (pas encore forcément démocratique) et de sa gestion. Donc par l’avènement déjà avéré ou probable à court terme de nouvelles élites dirigeantes dont nous ne savons pas encore si elles seront monistes ou pluralistes, pour reprendre une interrogation classique de la science politique. c'est-à-dire si elles constitueront un groupe homogène dont les membres partagent les mêmes codes et sont en compétition pour les mêmes intérêts, où à l’inverse si elles donneront lieu à une concurrence entre différents secteurs (élites militaires, politiques, administratives, économiques, marchandes, sociales, culturelles…). L’Egypte de Moubarak, la Tunisie de Ben Ali, étaient caractérisées par la fusion croissante de ces élites, dans un système de confiscation où l’accès à un type de ressource (économique ou administrative par exemple) passait nécessairement par l’adoubement du pouvoir politique. Qu’en sera-t-il à l’avenir ?
Les armées arabes vont devoir également se débattre dans un certain nombre de dilemmes. Sortie du politique ou entrée en prétorianisme : les armées arabes choisiront-elles de se replier sur l’Aventin quitte à menacer d’en redescendre si besoin, ou bien de plonger avec autorité dans l’arène politique quitte à s’y discréditer ? Bicéphalisme ou accord implicite : l’armée, si elle souhaite jouer un rôle politique majeur (le cas égyptien pourrait nous en offrir une illustration), tentera-t-elle d’établir un partage clair et institutionnalisé des prérogatives avec les forces politiques sorties des urnes (religieuses en l’occurrence), ou plutôt un contrat ambigu où chacun, en attendant meilleure occasion, surveille l’autre depuis sa ligne rouge dans un pacte tacite ? Les réponses à de telles questions auront un impact majeur aussi bien sur la construction interne de l'Etat à venir,[2] que sur ses relations extérieures, dans un processus de linkage entre d’une part une microsociologie militaire subtile, et d’autre part le comportement macro-politique international d’un régime donné. Le jeu du commandement militaire égyptien entre cohabitation politique, pression sociale et revendications populaires, déterminera en partie le rapport de l’Egypte avec l’allié américain ou avec le voisin israélien, rapport qui en retour agira sur l’opinion arabe et son expression d’exigences. Cette « diplomatie militaire » en contexte arabe a montré toute son importance dans les épisodes de l’année 2011. Si l’on s’interroge encore quant au rôle réel de la diplomatie américaine sur la retenue des militaires à Tunis et au Caire au moment de leur lâchage des deux régimes respectifs, on sait que ce type de question se reposera : les partenaires extérieurs auront-ils une influence sur les acteurs militaires du Proche-Orient en cas de nouvel embrasement, à partir d’une déflagration israélo-iranienne par exemple ?
La sociologie a montré tout autant qu’elle était la clef de nombreux basculements ou d’absences de basculement. Le refus par l’armée tunisienne d’appuyer une police au demeurant mieux traitée qu’elle dans le pays, le refus par l’armée égyptienne des consignes les plus extrêmes d’un Hosni Moubarak en fin de course et qui essayait de lui imposer auparavant une succession dynastique, précipitèrent les départs des deux raïs. Mais dans une Syrie marquée par des équilibres confessionnels et communautaires plus complexes, la fusion entre la nature alaouite du pouvoir baasiste et celle d’une partie des forces de coercition, expliquent à l’inverse que le destin de ces dernières soit lié au destin du régime. Dans le Golfe, ce sont encore les spécificités démographiques d’Etats sans nation qui expliquent le recours indispensable à des forces privées que l’on songe aujourd’hui à monter de toute pièce, avec des recrues étrangères certes sans compassion pour des populations auxquelles elles n’appartiennent pas, mais également sans attachement organique pour un régime qui n’est que leur employeur.
L’approche de ces questions est délicate, par définition incertaine, mouvante, et le résultat auquel sont parvenus les auteurs de ce volume en est d’autant plus remarquable. Nous ne sommes là qu’au début d’un agenda de recherche dont la poursuite s’avérera stratégique. Nous savons que cet agenda comporte des pièges nombreux. Ne pas parler de l’armée arabe comme d’un corps monolithique, sous-estimant ainsi ses arcanes, ses tensions internes, ou la complexité de sa composition sociale. Ne pas lire ses moindres décisions comme celles d’un parti politique en quête de popularité à la veille d’une campagne électorale permanente : ses logiques sont ailleurs, et s’inscrivent dans une autre temporalité. Ne pas l’approcher à la lumière d’un point de repère obsessionnel et obligé, qui multiplierait les fausses pistes : la référence turque, en l’occurrence, si elle s’impose de par le précédent qu’elle donne à voir en matière de transition marquée par une cohabitation entre un parti religieux sorti des urnes et une armée jadis toute puissante, n’explique pas tout pour autant dans un rayon de 5.000 km.
Ce numéro des Champs de Mars, nous l’espérons, fera œuvre utile, aidant à la connaissance et à la réflexion stratégique des deux côtés de la Méditerranée. Le chantier de l’énigme militaire arabe, qui compte déjà ses pionniers, comme le démontrent les riches bibliographies qui clôturent chacune des contributions présentées ici, se voit rouvert désormais. Il était grand temps.

Frédéric Charillon, directeur de l’IRSEM


[1] Cette expression de « rue arabe », dont les médias ont abusé, est lourde de simplisme, parfois de mépris, en tout cas porteuse d’erreurs de jugement graves, comme l’a montré la sous-estimation des dynamiques sociales qui ont mené aux printemps arabes. On l’utilisera exceptionnellement ici, pour désigner la circulation de clichés, croyances ou mots d’ordre peu sophistiqués, tels qu’on peut les trouver dans différents Etats à des moments de tension politique, depuis la Corniche du Caire, le quartier d’Achrafieh à Beyrouth ou la médina de Fès… jusqu’à Saint Germain des prés, South Kensington ou Columbus Circle.
[2] Nous connaissons le rôle qu’a joué l’armée en la matière dans bon nombre de pays du Sud. Hors du monde arabe et sur l’exemple pakistanais, voir A. Blom, Pakistan : Coercion and Capital in an Insecurity State, Paris Paper, n°1, IRSEM, 2010.

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